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présent[1]. » — Une dernière conséquence funeste du développement excessif qu’a pris le sens historique, c’est qu’il favorise la forme la plus révoltante de l’optimisme, le respect du fait brutal : l’adoration du succès. L’historien croit voir dans « l’évolution universelle » la trace de ne je sais quelle raison supérieure ; il se casse la tête pour déterminer comment cette évolution a commencé et où elle doit aboutir. Or l’homme n’a jamais été grand que dans la mesure où il a su se révolter contre la nécessité, lutter contre le hasard aveugle et imbécile, — bref dans la mesure où il a été lui-même ; aussi la véritable histoire n’est-elle pas celle des masses, mais celle des individus de génie : « Il viendra un temps, conclut Nietzsche, où l’on s’abstiendra sagement d’esquisser le plan de « l’évolution universelle » ou de « l’histoire de l’humanité » ; un temps, où l’on ne considérera plus, d’une manière générale, les masses, mais au contraire les individus isolés, dont la série forme comme une sorte de pont au-dessus des flots tumultueux du devenir. Ils ne se succèdent pas d’après une loi de progression historique, mais ils vivent en dehors du temps, contemporains les uns des autres grâce à l’histoire qui rend possible cette coexistence ; ils vivent comme cette république des génies, dont Schopenhauer a parlé un jour : un géant appelle l’autre à travers les intervalles déserts des siècles, et par-dessus la tête des pygmées turbulents et bruyants qui grouillent tout à l’entour d’eux, je continue le noble entretien de ces esprits sublimes. La mission de l’histoire est de servir de trait d’union entre eux, et ainsi de préparer et d’activer toujours à nouveau la naissance du génie. Non ! le but de l’humanité n’est pas le terme vers où elle marche ; il est dans les exemplaires les plus parfaits qu’elle a produits[2]. »

  1. W. I. 337.
  2. W. I. 364.