Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/65

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus foi dans leur droit à la jouissance. — Avouons donc sans détour que l’esclavage est le revers honteux et lamentable de toute civilisation. On peut l’adoucir, le rendre moins douloureux ; on peut faciliter au serf l’acceptation de son sort — le moyen âge à ce point de vue, avec son organisation féodale, l’emporte sur l’époque présente. — Mais tant qu’il y aura une société, il y aura aussi des puissants, des privilégiés qui fonderont leur splendeur sur la misère d’une multitude opprimée et exploitée à leur profit[1].

Par ses instincts, ses théories et ses espérances, Nietzsche se trouvait donc en opposition absolue avec les tendances dominantes de son temps. La civilisation contemporaine est en effet essentiellement « socratique ». Le partisan des « idées modernes » est naïvement et résolument rationaliste ; il croit à la science et à sa mission civilisatrice ; il est persuadé qu’elle doit mener l’homme au bonheur, et il regarde le bonheur général, au sein d’une société bien organisée, comme l’idéal vers lequel tend l’humanité. Or Nietzsche, avec ses instincts aristocratiques et ses convictions « tragiques », se sentait en désaccord intime avec ses contemporains et en particulier avec ces compatriotes d’Allemagne. Au lendemain de la fondation du nouvel Empire, alors que les armées allemandes venaient de vaincre au cri de « Dieu avec nous ! », il proclamait son aversion profonde pour le christianisme. Alors que tous les Allemands croyaient, depuis Hegel, que l’État est la raison d’être de l’individu, il exaltait l’individu et se montrait fort sceptique sur l’importance du rôle de l’État au point de vue de la culture. Alors qu’on répétait partout que le vrai vainqueur de Sadowa et de Sedan était le maître d’école allemand et que la culture germanique avait vaincu la culture française, il affirmait

  1. W. IX, 100 ss.