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forme «le l’art devient, comme le voulait Socrate, la fable ésopique. D’ailleurs ce n’était pas seulement l’art tragique que condamnait Socrate, mais d’une manière plus générale toute la culture hellénique : il était l’incarnation de la raison, tandis que les Grecs obéissaient à la loi supérieure de l’instinct ; ils voulaient la vie puissante et belle, lui la voulait logique et consciente d’elle-même. Il nous apparaît ainsi comme le contempteur décidé et implacable de l’esprit de son temps. Seul entre tous ses contemporains il confessait « qu’il ne savait rien» ; et il avait raison contre eux. Passant en revue toutes les illustrations d’Athènes, politiciens ou orateurs, poètes ou artistes, il constatait que tous ces hommes, si sûrs d’eux-mêmes, si persuadés de leur savoir, vivaient et agissaient en réalité par l’instinct et sans avoir clairement conscience de ce qu’ils faisaient. Ainsi partout où il promenait ses regards, il ne voyait qu’illusion, erreur, sotte infatuation de soi. Et au nom de sa souveraine raison, conscient d’être le représentant d’une civilisation nouvelle, il condamnait en bloc toute la culture hellénique, sans soupçonner un seul instant que le vieux monde qu’il ruinait était infiniment supérieur au monde nouveau qui allait surgir.

Que vaut, au point de vue purement historique, cette théorie de Nietzsche sur l’évolution de la culture grecque ? Il serait peut-être imprudent de prétendre trancher dès à présent cette question. Il est certain — et Nietzsche le savait fort bien lui-même — que par sa façon de mêler la philosophie et la philologie, il s’écartait absolument des tendances qui prévalent aujourd’hui parmi les hommes de science. Les esprits positifs, amoureux défaits précis, peu enclins aux aventures intellectuelles et peu disposés à s’attaquer à des problèmes qui ne sont pas susceptibles d’une solution scientifique seront évidemment tentés de condamner d’une manière absolue la méthode de Nietzsche et de rejeter sans débat nombre de ses affirmations qui