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c’est là ce que j’appelai l’esprit dionysien ; et c’est là que je trouvai la clef qui nous ouvre l’âme du poète tragique. L’âme tragique ne veut pas se libérer de la terreur et de la pitié, elle ne veut pas se purifier d’une passion dangereuse au moyen d’une explosion violente de cette passion, — c’est ainsi que l’entendait Aristote ; — non : elle veut, par delà la pitié et la terreur être elle-même la joie éternelle du devenir, cette joie qui comprend aussi la joie d’anéantir…[1] ».

L’esprit dionysien, cependant, fit place en Grèce à l’esprit scientifique. Après s’être affranchi du pessimisme soit par la contemplation de la beauté, soit par la conscience de l’éternité de la volonté, le Grec eut recours à un troisième moyen, à la connaissance rationnelle de l’univers. La science est, elle aussi, un remède puissant contre le pessimisme ; de même que l’artiste dit à la vie : « Tu es digne d’être vécue parce que ton image est belle, » ainsi le savant lui dit : « Je te veux, car tu es digne d’être connue. » Il trouve dans la découverte scientifique le même plaisir que l’artiste dans la vision apollinienne. À ce point de vue l’illusion scientifique est aussi bienfaisante que l’illusion apollinienne ou dionysienne. Mais il ne faut pas oublier que la vertu bienfaisante de la science réside dans l’acte même de la recherche et non point du tout dans la vérité trouvée. Or la grande erreur dans laquelle tombe presque toujours la science, c’est précisément de s’imaginer qu’elle peut non seulement connaître le monde, mais aussi le guider et le corriger. Elle croit naïvement, dans son optimisme maladroit, que le monde est intelligible dans son ensemble comme dans ses détails, que la vertu suprême est le savoir, que l’ignorance est la source de tous les maux et que, par la science.

  1. W. VIII. 173 s. ; cf. aussi le journal écrit par Nietzsche en 1888 et cité par Mme Förster-Nietzsche, ouvr. cité, II, 1, p. 102 s.