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le principe d’individuation ; il a aussi conscience de lui-même comme d’une volonté ; il se sent une parcelle de cette volonté éparse dans tout l’univers, il se sent identique à tout ce qui vit et qui souffre, à l’univers entier. C’est dans l’état d’ivresse et d’extase causées par les narcotiques ou provoquées par des phénomènes naturels comme le retour du printemps, que l’homme sent tout à coup s’abaisser cette barrière de l’individualité qui le sépare du reste de l’univers, et qu’il prend conscience de son union avec la nature entière. C’est là ce que Nietzsche appelle l’état dionysien. La langue naturelle de l’homme dionysien, c’est la musique, qui est, d’après Schopenhauer, l’expression directe de la volonté éternelle et primordiale, l’image adéquate de ce désir éternel qui est au fond de l’univers. Dans l’état dionysien, l’homme prend à la vérité conscience de la souffrance universelle, de l’illusion et des douleurs de l’individuation ; il incline donc vers une conception pessimiste de l’univers. Mais en même temps il prend conscience aussi de son éternité, puisque sa volonté individuelle est identique à la volonté universelle. En face du spectacle terrifiant de la destruction de tout ce qui est périssable — par exemple en présence de la mort d’un héros tragique — il sent s’élever en lui la conscience que la vie éternelle de la volonté n’est pas atteinte par la mort de l’individu. L’homme dionysien échappe au pessimisme parce qu’il perçoit l’éternifé de la volonté sous le flux perpétuel des phénomènes ; il dit à la vie : Je te veux, car tu es la vie éternelle !

C’est à l’aide de ces deux illusions bienfaisantes, l’illusion apollinienne et l’illusion dionysienne que les Grecs ont, pendant la plus belle époque de leur civilisation, triomphé du pessimisme et rendu leur vie digne d’être vécue.

L’optimisme grec ne réaulte pas, pour Nietzsche, d’une faculté naturelle de prendre la vie légèrement, de fermer