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politique[1]. Ce furent sans doute ces considérations très terre à terre qui influèrent le plus sur sa décision finale. Mais à côté de ces motifs d’ordre pratique, il y en avait d’autres, de nature plus intellectuelle, qui poussaient Nietzsche vers la philologie.

Le principal, c’est à coup sûr le désir d’être « maître » dans une spécialité bien définie. Nietzsche se rendait en effet très exactement compte de ce qu’il y avait de dangereux dans ce désir de culture universelle qui était son instinct dominant. Il comprit de bonne heure que s’il poussait des pointes dans toutes les directions, s’il prenait une teinture superficielle de toutes les sciences sans avoir le courage de limiter sa curiosité, il aboutirait infailliblement au dilettantisme. Or sa nature essentiellement consciencieuse et scrupuleuse ne pouvait trouver aucune satisfaction dans un amas de connaissances incomplètes et mal digérées. Dès sa jeunesse il ressentait une aversion — qui alla toujours en grandissant — pour le « représentant de la culture moderne », pour le journaliste, « le littérateur qui n’est rien mais représente presque tout, qui joue le rôle du connaisseur et qui se charge aussi, en toute modestie, de recueillir à sa place argent, gloire et honneur »[2]. Le savoir qu’il voulait acquérir était le savoir loyal et solide du « maître » qui, dans un domaine restreint arrive, grâce à un travail patient et minutieux à des résultats définitifs ; il ambitionnait de devenir un bon ouvrier dans quelque coin du vaste champ de la science. À ce point de vue la philologie l’attirait par la rigueur de sa méthode, par la minutie de ses recherches de détail, par cette sécheresse et cette aridité même qui la rendent impopulaire auprès du grand public.

  1. Voir un curriculum vitæ de 1864, un Journal de 1865, et une lettre de 1868 à Erwin Rohde (Mme Förster-Nietzsche, Ouvr. cité, I, 190, 211, 270 s.
  2. W. V, 319.