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fois croyant et sceptique en amour, démocrate et socialiste par raisonnement abstrait et foncièrement aristocrate dans sa manière de sentir. Nietzsche avait fort bien conscience de la complexité de toute âme moderne : « Que les hommes, dit-il, étaient simples, en Grèce, dans l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes ! Combien nous les dépassons au point de vue de la connaissance de l’homme. Mais combien notre âme et l’idée que nous nous faisons d’une âme nous paraît complexe et sinueuse quand nous nous comparons aux Grecs. Si nous voulions, si nous osions créer une architecture d’après notre type d’âme (mais nous sommes trop lâches pour cela) — ce serait le labyrinthe qui devrait nous servir de modèle[1]. » Il se rendait bien compte d’ailleurs de l’avantage précieux que présente cette complexité de l’âme contemporaine pour le philosophe qui poursuit la vérité : il trouvera en lui-même un sujet d’études d’autant plus riche, d’autant plus intéressant que ses instincts seront plus variés et plus développés, que le labyrinthe de son âme aura plus de galeries profondes et d’obscurs recoins à explorer. Aussi Nietzsche ne demande-t-il qu’à étendre toujours plus loin le champ de ses expériences. Il exprime avec beaucoup de force ce sentiment dans un aphorisme qu’il intitule Soupir du chercheur : « Quelle n’est pas mon avidité ! En mon âme ne réside aucun désintéressement, — mais un « Soi » avide de tout, qui voudrait voir par les yeux, saisir par les mains de beaucoup d’individus, comme par ses yeux, ses mains à lui, — un « Soi » qui ne veut rien perdre de ce qui pourrait lui appartenir ! Oh ! que cette avidité me brûle ! Oh ! si je pouvais renaître en cent autres êtres ! — Celui qui ne connaît pas par expérience ce soupir, ne connaît pas non plus la passion de la vérité[2]. » Mais si l’homme doit

  1. W. IV, 107.
  2. W. V, 201.