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faut du temps aux actions, même après qu’elles ont été accomplies, pour être vues et entendues. Cette action vous est plus lointaine que les plus lointaines constellations, — et pourtant vous l’avez accomplie[1] ! »

Mais tout en reconnaissant clairement la gravité exceptionnelle de l’acte qu’il accomplissait, Nietzsche se détacha du christianisme sans secousse violente, sans déchirement. La rupture ne fut pas, chez lui, un acte de révolte : car le christianisme traditionnel était parfaitement adapté à ses instincts ; il lui était tout aussi aisé et naturel d’accomplir ses devoirs de chrétien que de suivre ses propres inclinations[2]. Et d’autre part sa raison n’eut pas à exercer la moindre pression sur son instinct pour le contraindre à renoncer à ces croyances. Nietzsche n’eut jamais la tentation de fermer les yeux volontairement sur la « Mort de Dieu », d’imposer silence à sa raison et de se réfugier dans les bras de la religion. S’il quittait le christianisme, ce n’était pas seulement parce que Dieu lui semblait logiquement réfuté, c’était avant tout parce que son instinct religieux lui interdisait impérativement de s’attarder à une croyance qui lui apparaissait comme illusoire. Nietzsche fut, à la lettre, athée par religion et c’est pourquoi aussi il le fut sans désespoir et sans angoisses morales. « On voit, dit-il, ce qui a, en réalité, vaincu le Dieu chrétien : c’est la morale chrétienne elle-même, la notion de sincérité appliquée avec une rigueur toujours croissante ; c’est la conscience chrétienne aiguisée dans les confessionnaux et qui s’est transformée, sublimée jusqu’à devenir la conscience scientifique, la « propreté » intellectuelle voulue à tout prix[3]. »

Nous comprenons maintenant le phénomène qui s’est

  1. W. V, 163 s.
  2. Mme Lou Andreas-Salomé, F. Nietzsche in seinen Werken, p. 48.
  3. W. V, 302.