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nent, soit en fait, soit en principe, à subordonner leur bonheur égoïste ou la perfection de leur moi à l’intérêt du troupeau — ils parient donc pour la morale altruiste ; — les autres inclinent au contraire à subordonner le bonheur ou la perfection du troupeau à l’intérêt de leur personnalité — ils parient pour la morale individualiste. Nietzsche, comme nous l’avons vu, parie résolument pour l’individu. Or l’immense majorité des hommes civilisés parie aujourd’hui, sinon en fait et par ses actes, du moins en théorie, par les doctrines qu’elle professe, en faveur de la morale du « troupeau ». Cette opposition de principes absolument radicale suffit pour créer entre Nietzsche et les adeptes des doctrines démocratiques et humanitaires un antagonisme inévitable. L’aversion que Nietzsche rencontre chez le « troupeau » est la contre-partie naturelle de la haine exaspérée que lui-même voue à ceux qui prônent l’idéal altruiste[1].

Il n’est pas nécessaire, toutefois, de parier d’une manière intransigeante pour l’une ou l’autre des deux tendances fondamentales. On peut aussi regarder l’individualisme et l’altruisme comme légitimes l’un et l’autre et rêver un développement « harmonieux » de chacune de ces deux tendances. En fait, personne, je crois, ne peut prétendre avoir parié par ses actes d’une manière rigoureusement conséquente soit pour l’individualisme pur, soit pour l’altruisme absolu. Et, de même, on hésite de plus

  1. Quand nous présentons Nietzsche comme l’ennemi de la morale altruiste, il va sans dire que nous n’entendons pas du tout le donner pour un « égoïste » au cœur sec, incapable de pitié et d’amour ; son égotisme a bien au contraire sa source dans un excès de sensibilité et il est en réalité un altruisme raffiné et sublimé, qui par « auto-suppression » s’est changé en individualisme. Nietzsche est donc tout près de l’homme de grande pitié et à l’antipode de l’ « arriviste ». De même qu’il est athée par religion et immoraliste à force de conscience morale, il est donc égoïste par altruisme.