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de lettres, de jeter par-dessus bord toute espèce de préjugés religieux et moraux et de mépriser sereinement la foule de ses contemporains pour avoir le droit de dire que l’on vit « selon Nietzsche ». — Nietzsche n’est pas indulgent pour ceux qui veulent jouer au Surhomme, et Zarathustra demande sévèrement quels sont leurs titres à ceux qui veulent le suivre dans sa course périlleuse :

« Es-tu une force nouvelle et une nouvelle loi ? Un premier mouvement ? Une roue qui tourne d’elle-même ? Peux-tu contraindre des étoiles à tourner autour de toi ? Hélas ! Il y a tant de gens que dévore la soif malsaine de s’élever, tant d’ambitieux qui s’agitent désespérément ! Montre-moi que tu n’es pas un de ces assoiffés, un de ces ambitieux !

Hélas ! il y a tant de grandes pensées qui n’ont d’autre effet que celui d’un soufflet : elles gonflent et rendent plus vide !

Tu te dis libre ? Mais je veux savoir quelle est la pensée qui te domine, et non quel joug tu as secoué.

Es-tu de ceux qui ont le droit de secouer un joug ? Il en est qui ont rejeté tout ce qui leur donnait quelque valeur[1]. »

Nietzsche proclame très expressément que sa doctrine ne s’adresse qu’à un petit nombre d’élus et que la foule des médiocres doit vivre dans l’obéissance et la foi. En bonne justice, on ne peut donc condamner ses théories sous prétexte que des médiocres et des impuissants gonflés de vanité lui empruntent quelques-uns de ses préceptes, arbitrairement détachés de l’ensemble de sa doctrine, pour justifier leurs appétits de jouissance égoïste ou leurs extravagantes prétentions à la grandeur[2].

  1. W. VI, 91 s.
  2. On ne pourrait, dans tous les cas, condamner, pour ce motif, la doctrine de Nietzsche que si l’on rend un moraliste responsable non seulement de ce qu’il a véritablement pensé et enseigné,