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spécialement pour lui, encore qu’il ait bien cherché et sur beaucoup de chemins ; qui dans le commerce journalier a toujours été l’homme de la dissimulation bienveillante et sereine, de l’accommodation voulue et souvent trouvée ; qui connaît par une expérience hélas trop longue cet art de faire bonne mine à mauvais jeu qu’on appelle courtoisie ; mais qui a connu aussi parfois ces explosions dangereuses et douloureuses de tout ce qu’il y a au fond de son être de désespoir caché, de désir mal étouffé, d’amour bouillonnant et subitement déchaîné — la folie soudaine de ces heures où le Solitaire se jette au cou du premier venu et le traite en ami, en envoyé du ciel, en présent inestimable pour le rejeter une heure après avec dégoût — plein de dégoût aussi pour lui-même, avec le sentiment d’avoir subi comme une flétrissure, une déchéance intime, d’être devenu étranger à soi-même, malade en sa propre société. Un homme profond a besoin d’amis — à moins qu’il n’ait encore son dieu ![1] »

La nature fine et tendre de l’âme de Nietzsche se montre encore dans ses rapports avec les femmes. À ce point de vue aussi son vrai caractère a parfois été étrangement méconnu. La légende qui s’est formée autour de son nom veut qu’il ait été, à l’exemple de son maître Schopenhauer, un contempteur acerbe et impertinent de la femme ; on cite partout de lui quelques mots cruels, dans le goût de celui-ci : « Tu vas chez les femmes ? N’oublie pas le fouet ! » ou encore cet autre : « Une femme savante doit avoir quelque désordre physiologique. » Mais cette légende s’évanouit dès qu’on regarde d’un peu plus près les œuvres de Nietzsche. On s’aperçoit alors, comme nous le verrons plus loin, que la femme qu’il brutalise et malmène en paroles, c’est la femme émancipée, qui veut lutter avec l’homme sur le terrain littéraire, scientifique, économique. Mais s’il exècre la femme-écrivain ou la

  1. Cité par Mme Förster-Nietzsche dans un article de la Zukunft, 2 oct. 1897, p. 12 s.