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gouiller et quand il parvint à proférer des mots — voici qu’une question jaillit, ronde et pure, de ses lèvres, une bonne et profonde et claire question — et tous ceux qui l’écoutaient sentirent leur cœur tressaillir dans leur poitrine.

Ô vous tous, mes amis, dit l’Homme le plus hideux, que vous en semble ? — Pour l’amour de ce jour — je suis, moi, pour la première fois heureux d’avoir vécu la vie.

Et ce n’est pas encore assez de rendre ce témoignage. Il est bon de vivre sur la terre : un seul jour, une seule fête avec Zarathustra m’a appris à aimer la terre.

« Est-ce là — la Vie ? » dirai-je à la Mort. « Eh bien alors — encore une fois ! »

Mes amis que vous en semble ? Ne voulez-vous pas comme moi dire à la Mort : « Est-ce là la vie ? Pour l’amour de Zarathustra, alors, — encore une fois[1] ! »

Zarathustra a donc réussi : l’Homme le plus hideux, le monstre abject dont la haine avait tué Dieu, le représentant de toutes les misères, de toutes les défaites, de toutes les laideurs de l’humanité a perçu la beauté de la vie, compris que la souffrance est la rançon nécessaire de tout bonheur et dit « oui » à l’existence… Tandis que le prophète, entouré de ses disciples, goûte la suprême ivresse de cette heure de triomphe, une vieille cloche, de sa voix grave, sonne lentement minuit ; — minuit, l’heure solennelle où se rencontrent le jour qui finit et le jour qui va naître, où la mort tend la main à la vie, minuit, l’heure du plus grand silence, où l’âme recueillie s’ouvre aux intuitions les plus profondes et déchiffre les mystères les plus cachés. Et pendant que la vieille cloche, confidente sonore de toutes les douleurs et de toutes les joies de l’humanité, annonce, de ses douze coups, le moment où, une fois de plus, se fait le passage mystérieux de la mort à la vie, Zarathustra laisse entrevoir aux hommes supérieurs, enveloppée dans les vers énigmatiques à dessein d’une sorte de psaume mystique tout

  1. W. VI. 461 s.