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et indémontrable, resta néanmoins le point central de sa pensée. Le Retour éternel est la grande idée que Zarathustra apporte aux hommes en termes voilés et avec une sorte d’horreur sacrée[1].

On comprend aisément, en effet, l’angoisse terrible qui dut étreindre l’âme de Nietzsche le jour où il crut au Retour éternel, où il eut calculé la portée entière de cette hypothèse. Il n’est guère possible d’imaginer une solution plus désespérante au premier abord du problème de l’existence. Le monde ne signifie rien : il est l’œuvre de la fatalité aveugle ; il résulte du jeu mathématique et vide de sens des forces qui se combinent entre elles, réalisant au hasard un certain nombre de groupements possibles ; l’évolution universelle ne conduit nulle part, mais se poursuit indéfiniment en tournant sans cesse dans le même cercle ; et cette vie que nous menons aujourd’hui nous la recommencerons éternellement sans espoir de changement ; et chaque minute de tristesse, de douleur ou de dégoût nous la revivrons identique, un nombre infini de fois. — Imagine-t-on l’effet qu’une pareille révélation peut produire sur les dégénérés, les malades, les pessimistes, sur tous ceux chez qui la somme des douleurs l’emporte réellement sur la somme des joies ? Chez la plupart des hommes, il est vrai, une idée comme celle du Retour éternel reste, même si elle n’est pas rejetée a priori, parfaitement inoffensive, parce qu’elle demeure purement abstraite et intellectuelle, parce que notre imagination n’est pas assez puissante pour la réaliser, parce que les notions que conçoit notre intelligence n’affectent en général que peu ou point notre sensibilité. Mais Nietzsche, lui, « vivait » ses théories : il philosophait avec son être tout entier ; et l’on conçoit très bien dès lors que le Retour éternel lui soit apparu, à certaines heures, comme un de

  1. W. VI. 231 ss., 317-322. 334 ss.