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avoir vu toutes les tares, toutes les laideurs les plus cachées de l’humanité ; sa pitié ne connaissait pas de pudeur ; il a fouillé les recoins les plus obscurs, les plus immondes de l’âme humaine ; et c’est pourquoi il est mort, car l’homme ne pouvait supporter un tel témoin de son ignominie. Zarathustra, lui, a senti la rougeur de la honte lui monter au front ; devant le spectacle horrible de la misère humaine il a baissé les yeux, il a voulu continuer sa route, sachant qu’il y a plus de noblesse et de vraie grandeur à poursuivre sa voie qu’à gâcher inutilement sa vie et à se perdre soi-même en secourant une infortune à qui nul ne peut porter remède. Et, ce faisant, il a non seulement détourné de lui la mort, mais il s’est concilié aussi l’amour de l’Homme le plus hideux : il a en effet, par son silence et son abstention « respecté » la grande infortune, la grande laideur qui s’offrait à sa vue ; il lui a épargné sa pitié. L’Homme le plus hideux qui haïssait Dieu et les miséricordieux, s’incline volontiers devant la « dureté » de Zarathustra et accepte de devenir son hôte[1].

Le sage, selon Nietzsche, doit donc être dur, pour lui comme pour les autres. Il renonce, quant à lui, à toute espèce de bien-être, de quiétude, de paix. Il sait en effet que l’humanité n’évolue pas vers un but déterminé et fixe mais que tout est dans un perpétuel devenir, et que la vie est « ce qui doit toujours se dépasser soi-même[2] ; » il sait donc aussi que l’individu ne peut jamais se flatter d’être arrivé au port, que toute paix est pour lui « le moyen d’une guerre nouvelle » et que sa vie doit être une suite ininterrompue d’aventures toujours plus périlleuses. Il ne cherche donc pas le bonheur, mais seulement l’émotion du jeu ; et s’il abat un beau coup de dés, il se demande

  1. W. VI, 382 ss. ; cf. V, 260 ss.
  2. W. VI, 167.