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universel des choses et qu’eux-mêmes ont leur place marquée, leur fonction utile dans cet ordre des choses. « Pour vous, la croyance et l’esclavage ! » telle est la part que leur fait Zarathustra dans sa société idéale. — Au-dessus d’eux vient la caste des dirigeants, des gardiens de la loi, des défenseurs de l’ordre, des guerriers ; à leur tête est le roi, leur chef suprême à tous. Ils exercent la partie matérielle en quelque sorte du pouvoir, ils sont le rouage intermédiaire qui transmet à la foule des esclaves la volonté des véritables dominateurs. — La première caste enfin, celle des Maîtres, des sages, des « créateurs de valeurs » donne l’impulsion à tout l’organisme social, et doit jouer sur la terre, parmi les hommes, le rôle que tient Dieu dans l’univers tel que le conçoivent les chrétiens. C’est pour les Maîtres, et pour eux seuls, qu’est faite la morale du Surhomme[1].

Cette morale ne se distingue pas seulement de la morale traditionnelle en ce qu’elle est une loi aristocratique for the happy few ; elle la contredit tout aussi radicalement en ce qu’elle est foncièrement anti-idéaliste. L’homme vertueux selon la morale chrétienne ou ascétique est en effet celui qui conforme sa vie à un idéal, qui sacrifie ses penchants « égoïstes » au culte du Vrai ou du Bien. Le sage selon Nietzsche est au contraire essentiellement un créateur de valeurs, c’est là sa grande tâche. Rien, en effet, dans la nature n’a de valeur en soi ; le monde de la réalité est une matière indifférente qui n’a d’autre intérêt que celui que nous lui donnons. Le vrai philosophe est donc l’homme dont la personnalité est assez puissante pour créer « le monde qui intéresse les hommes[2] ». Il est le poète génial dans l’âme duquel se formule la table des valeurs à laquelle croient les hommes d’une époque donnée et qui détermine par conséquent tous leurs actes. Il est un « contemplatif »,

  1. Sur les idées de Nietzsche concernant la hiérarchie, voir W. VII, 185 ss. ; VIII, 301 ss. ; XII, 319, 324 ss., 347 s.
  2. W. V, 231.