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Voyons maintenant en quoi, selon Nietzsche, le Surhomme différera de l’Homme actuel.

L’un des caractères qui distinguent le plus profondément la morale du Surhomme de la morale admise en général aujourd’hui, c’est que l’une s’adresse à tous les hommes sans distinction, tandis que l’autre doit, par son essence même, demeurer l’apanage d’un petit nombre d’esprits supérieurs. L’Europe contemporaine, nous l’avons vu, est résolument démocratique et croit à l’égalité naturelle des hommes. Nietzsche au contraire croit à l’inégalité nécessaire des hommes et veut une société aristocratique, divisée en castes bien définies, ayant chacune leurs privilèges, leurs droits, leurs devoirs. La caste inférieure est celle des petites gens, des médiocres, de tous ceux qui ont pour vocation naturelle d’être d’un rouage de la grande machine sociale. Non seulement l’agriculture, le commerce, l’industrie, mais aussi la science et l’art veulent des ouvriers qui trouvent leur satisfaction à s’acquitter en conscience d’une tâche spéciale pour laquelle ils seront bien dressés, qui se contentent modestement d’obéir, de travailler avec discipline à l’œuvre commune. Ce sont évidemment des esclaves, si l’on veut, des « exploités », puisqu’ils entretiennent à leurs dépens les castes supérieures et qu’ils leur doivent obéissance ; aussi les privations et les souffrances ne peuvent pas leur être épargnées, car la réalité est dure et mauvaise. Mais dans un État bien réglé ces médiocres doivent avoir une existence relativement plus sûre, plus tranquille, et surtout plus heureuse que leurs supérieurs : n’ayant pas de responsabilités, ils n’ont qu’à se laisser vivre. Pour eux, la foi religieuse est un inestimable bienfait : elle dore d’un rayon de soleil la misère de leur pauvre existence semi-animale, elle leur enseigne l’humble contentement de soi, la paix du cœur, elle anoblit pour eux la dure nécessité de subir la volonté d’autrui, elle leur donne l’illusion bienfaisante qu’il y a un ordre