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aptitudes, des forces nouvelles qu’il a acquises au cours de ses longues et douloureuses expériences, mais il doit briser les vieilles tables des lois qui le gênent aujourd’hui dans sa marche en avant et les remplacer par des commandements nouveaux.

L’homme donnera naissance au Surhomme par autosuppression (Selbstaufhebung) pour nous servir d’une expression souvent employée par Nietzsche. Ce passage de l’homme au Surhomme peut se comparer dans une certaine mesure à l’évolution qui engendre l’ascète d’après Schopenhauer. Pour le grand pessimiste, la douleur peut conduire d’abord l’homme à renoncer à sa volonté individuelle, au suicide par conséquent. Mais cela ne suffit pas pour l’affranchir : il faut, pour être sauvé, qu’il renonce, non pas seulement à la forme individuelle de la vie qui lui est échue en partage, mais au vouloir-vivre en général ; l’apaisement suprême est à ce prix. Dans l’idée de Nietzsche, c’est aussi la douleur qui est l’aiguillon puissant qui mène l’homme au salut. L’homme souffre d’abord de ce qu’il est comme individu, il connaît le dégoût intense et douloureux de lui-même, et ce dégoût le pousse vers l’ascétisme et le pessimisme ; c’est là l’état d’âme des « hommes supérieurs » que Zarathustra réunit dans sa caverne. Mais, leur dit le prophète, « vous ne souffrez pas encore assez à mon gré ! Car vous souffrez de ce que vous êtes, vous n’avez pas encore souffert de ce qu’est l’homme, ihr leidet an euch, ihr littet noch nicht am Menschen[1] ». C’est seulement quand il aura atteint ce degré suprême de douleur et de dégoût que l’homme puisera dans l’excès même de sa souffrance l’énergie nécessaire pour franchir le dernier pas, pour s’anéantir lui-même en donnant naissance au Surhomme. Le pessimisme arrivé à son plus haut point engendrera l’optimisme triomphant.

  1. W. VI, 421.