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puissance éternellement aveugle et inintelligente, souverainement indifférente au bien et au mal, magnifiquement féconde, enfantant sans cesse de nouvelles existences pour les sacrifier, impassible, à ses combinaisons vides de sens… Pourquoi l’homme, en effet, devrait-il tout immoler à une pareille divinité ? Vue sous cet angle, la passion de la vérité apparaît à Nietzsche comme la forme moderne de cette cruauté ascétique qui, de tout temps, a poussé l’homme à sacrifier à son Dieu ce qu’il avait de plus précieux. Jadis l’homme offrait à la divinité des victimes humaines, le sacrifice du premier né. Plus tard, à l’époque chrétienne, l’ascète lui sacrifia tous ses instincts naturels. « Enfin : que resta-t-il à sacrifier ? Ne finit-on point par immoler à Dieu tout ce qui console, sanctifie, guérit, tout espoir, toute foi en une harmonie cachée, en une béatitude et en une justice future ? Ne dût-on point immoler Dieu lui-même, et, par cruauté envers soi, adorer la pierre, l’inintelligence, la pesanteur, le destin, le Néant ? Sacrifier Dieu au Néant — il était réservé à la génération qui parvient aujourd’hui à maturité de se hausser jusqu’à ce mystère paradoxal d’ultime cruauté. Nous en savons tous quelque chose…[1]. » — Ainsi l’apôtre de la connaissance, le « Consciencieux de l’esprit » qui ne se cantonne pas dans le scepticisme, mais qui croit à la vérité, qui a le courage de poser un idéal, d’affirmer sa foi en une valeur suprême intellectuelle et morale est au fond un ascète qui renie l’existence humaine pour je ne sais quel au-delà, un pessimiste qui se détourne de la Vie, puisqu’il refuse de se prêter à l’illusion, au mensonge nécessaire à toute vie — un nihiliste qui, comme le chrétien, cherche, en réalité, à pousser l’humanité dans le gouffre de la mort.

  1. W. VII, 79.