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ces « Consciencieux de l’Esprit » qui représentent l’élite intellectuelle et morale de l’humanité, sont au fond des ascètes. Analysons en effet leur croyance. La volonté d’atteindre à tout prix la vérité peut s’interpréter de deux façons différentes ; elle peut signifier : « Je veux à tout prix ne pas être trompé, » ou bien : « Je ne veux à aucun prix tromper, ni les autres, ni moi-même, » Or la première interprétation est invraisemblable. L’homme pourrait fort bien tendre à la vérité par prudence et par peur s’il constatait que la vérité est essentiellement bienfaisante. Or il n’en est pas ainsi. S’il est une « vérité » qui commence à s’imposer peu à peu aux esprits éclairés c’est que l’illusion est au moins aussi bienfaisante, aussi nécessaire à l’humanité que « la vérité ». Pour Nietzsche, l’illusion, le mensonge est peut-être la condition essentielle de la vie. « La fausseté d’un jugement, dit-il, n’est pas, pour nous, une objection contre ce jugement : c’est sur ce point peut-être que notre langue à nous sonne le plus étrangement aux oreilles modernes. La question, pour nous, est celle-ci : dans quelle mesure est-il utile à la conservation ou au développement de la vie, à la conservation ou au perfectionnement de l’espèce. Et nous inclinons en principe à affirmer que les jugements les plus faux (les jugements synthétiques à priori sont de ce nombre) sont pour nous les plus indispensables ; que si l’humanité se refusait à admettre les fictions de la logique, à mesurer la réalité à l’aide du monde purement fictif de l’inconditionné, de l’absolu, à fausser perpétuellement la vie au moyen du nombre, elle ne pourrait pas vivre ; que renoncer aux jugements faux serait renoncer à la vie, serait la négation de la vie[1]. » Mais si le mensonge peut être bienfaisant et la vérité néfaste — et c’est bien là aussi ce que sent l’amant moderne de la vérité à

  1. W. VII, 12 s.