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degrés de son calvaire, les pieds saignants, le cœur déchiré ; héros à la fois sublime et effroyable, admirable et inquiétant, jusqu’au jour où son âme douloureuse et trop tendue sombre enfin dans les ténèbres de la folie et de la mort. Comme Brand, Nietzsche est l’homme du « Tout ou rien » ; comme lui, il va jusqu’au bout de sa volonté sans jamais se laisser arrêter. Comme il n’est pas un homme d’action mais un contemplatif, son héroïsme est peut-être moins visible, moins apparent. Peu accoutumés à prendre au tragique les choses de la pensée, nous éprouvons une certaine peine à concevoir qu’il puisse y avoir équivalence entre l’héroïsme du soldat, du missionnaire, de l’explorateur, qui souffre et meurt pour la patrie, pour la foi, pour la science, et l’héroïsme du philosophe qui sacrifie ses plus douces illusions, ses admirations les plus chères aux exigences de son intraitable raison, et qui se contraint à penser sa pensée jusqu’au bout, à la pousser jusqu’à ses conséquences dernières. Nous sommes tentés de considérer avec un certain scepticisme les douleurs de la pensée quand nous les comparons aux souffrances physiques, et de ne pas prendre tout à fait au sérieux les risques des aventures intellectuelles quand nous les mettons en regard des hasards périlleux de la vie réelle. Pourtant je suis assez tenté d’admettre qu’il y a des natures exceptionnelles — anormales si l’on veut — pour qui ces combats solitaires de la pensée avec leurs souffrances cachées et leurs dangers invisibles sont une réalité aussi grave et aussi douloureuse que les batailles de la vie, et qui pour les affronter sans faiblir et les combattre jusqu’au bout ont besoin de cette même force de volonté qui fait, appliquée à d’autres objets, l’héroïsme du guerrier ou du marin par exemple. Et je crois volontiers, pour ma part, que Nietzsche avait le droit de mettre, sans forfanterie aucune, comme épigraphe à l’un de ses livres, la belle parole de Turenne : « Carcasse, tu