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immédiates, elle se transformera en énergie latente et manifestera son existence par un travail intérieur. C’est par une métamorphose de ce genre qu’a pris naissance la « mauvaise conscience » : elle est le résultat de la compression que durent subir les instincts naturels de l’homme, à l’époque où il passa de l’état d’indépendance à l’état d’esclavage. Comme une bête fauve qui, rongée par la nostalgie de la vie libre et du désert, se meurtrit elle-même aux barreaux de sa cage, ainsi l’homme primitif, domestiqué, emprisonné, se fit souffrir lui-même. Entravé élans ses manifestations extérieures, son instinct de vie se traduisit par une sorte de fermentation interne. L’homme, désormais, eut une vie intérieure qui fit de lui un être infiniment plus intéressant que la brute triomphante — mais un malade.

Le sentiment d’une « dette » envers la divinité, d’autre part, est une des plus anciennes manifestations de l’esprit religieux. À l’époque primitive, en effet, chaque génération croyait qu’elle était redevable de sa prospérité présente aux générations précédentes, et que les ancêtres, devenus après leur mort des esprits puissants, continuaient à exercer une influence bienfaisante sur les destinées de leurs descendants. Mais tout service doit être payé ; les hommes eurent donc le sentiment qu’ils avaient contracté une dette envers leurs pères et qu’en échange de leur protection, ils leur devaient des sacrifices ; de là le culte des aïeux que l’on retrouve à l’origine de toutes les civilisations. Ce culte, cependant, se transforma peu à peu. La vénération que l’homme accordait originairement à toute la lignée de ses aïeux se concentra d’abord sur l’ancêtre primitif de la race ; puis l’ancêtre à son tour fut élevé au rang d’un dieu, et ce dieu fut regardé comme d’autant plus puissant, d’autant plus redoutable que le peuple qui l’honorait était lui-même plus prospère. Et dans la même proportion où croissait la grandeur du dieu, devait s’ac-