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n’empêche, en effet, le faible de l’emporter sur le fort, et cela en vertu du raisonnement suivant : le puissant agit en puissant, mais il a tort car il est « mauvais » d’agir en puissant ; le faible veut agir en faible (il ne pourrait d’ailleurs agir autrement) et il a raison, car il est « bien » d’agir en faible. Donc : le faible vaut mieux que le fort. — Et Nietzsche de décrire avec une verve étonnante l’opération mystérieuse et louche grâce à laquelle les esclaves gonflés de ressentiment arrivent à rapetisser en pensée les maîtres et à se transformer eux-mêmes en martyrs et en saints :

« Quelqu’un veut-il descendre dans le mystérieux abime où l’on voit comment se fabrique un idéal sur terre ! Qui se sent ce courage ?… Allons : d’ici le regard plonge sur ce sombre atelier. Attendez un peu, monsieur le téméraire : il faut que votre œil se fasse à ce jour faux et douteux… Voilà ! c’est bien ! Parlez à présent ! Que se passe-t-il là au fond. Dites ce que vous voyez, homme des périlleuses curiosités — c’est moi, maintenant, qui vous écoute.

« Je ne vois rien, mais je n’entends que mieux. Ce sont des murmures et des chuchotements qui s’échappent, mystérieux, sournois, discrets, de tous les coins et recoins. Il me semble qu’on ment ; une douceur mielleuse englue chaque son. La faiblesse doit être changée en un mérite par quelque tour de passe-passe, ce n’est pas douteux, — tout est bien comme vous le disiez. »

Et puis !

« Et l’impuissance qui ne peut réagir en « bonté », la bassesse apeurée en « humilité » ; la soumission à ceux qu’on hait en « obéissance » (elle s’adresse à un être qui, disent-ils, exige cette soumission — ils le nomment Dieu). La passivité des faibles, la lâcheté dont ils regorgent, la docilité qui reste à la porte et attend paisiblement, est baptisée d’un beau nom, la « patience » — qui passe sans doute, elle aussi, pour une vertu ; leur « je ne puis pas me venger » devient « je ne veux pas me venger », ou bien même « je leur pardonne » ( « car ils ne savent pas ce qu’ils font — mais nous, nous savons ce qu’ils font ! » ). — Ils parlent aussi « d’aimer leurs ennemis » — et ils en suent… »

Et puis !