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qui se faisait autour de lui et peut-être aussi par l’approche de la crise où devait sombrer sa raison, voyait dans cette révolution philosophique le point de départ d’un bouleversement formidable pour l’humanité : « Je vous jure, écrivait-il à Brandes le 20 novembre 1888, que dans deux ans toute la terre se tordra dans des convulsions. Je suis une fatalité… Ich bin ein Verhängniss[1]. »

L’homme moderne place en tête de sa table des valeurs un certain nombre de valeurs absolues, qu’il met au-dessus de toute discussion et qui lui servent de mesure pour apprécier toute la réalité. Parmi ces biens universellement reconnus sont par exemple le Vrai et le Bien. S’il est un fait qui semble au-dessus de tout conteste, c’est que la vérité vaut mieux que l’erreur ; prouver d’une affirmation, d’une théorie quelconque, qu’elle est fausse, c’est lui enlever tout crédit ; le culte de la vérité, de la sincérité à tout prix est peut-être l’une de nos plus solides croyances. De même les penseurs les plus téméraires se sont arrêtés saisis de crainte devant le problème du bien et du mal. Kant regardait comme une vérité supérieure à toute raison et à toute discussion l’existence de son impératif catégorique, « agis de telle sorte que ta conduite puisse être érigée en règle universelle ». Schopenhauer lui-même, tout en critiquant la théorie kantienne du devoir, admettait néanmoins que tous les hommes sont d’accord, pratiquement, pour formuler ainsi le contenu de la loi morale. Neminem læde, immo omnes, quantum potes, juva : « Ne fais de mal à personne, secours les autres le plus que tu pourras. » Les philosophes n’ont jamais osé révoquer en doute la légitimité des jugements moraux, ils se sont uniquement préoccupés de chercher le « fondement de la morale », de rechercher le pourquoi rationnel — pratiquement tout à fait indifférent — de ces jugements portés

  1. Brandes. Menschen und Werke, p. 223.