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cement, la doctrine qui veut que l’homme abdique tout désir personnel et égoïste ; il ne veut même plus admettre que l’humanité ait pour fin la production du génie, comme il l’affirmait encore dans Schopenhauer éducateur, mais proclame que, prise en bloc, elle ne poursuit aucune espèce de but. — Dans le Voyageur et son Ombre Nietzsche entreprend d’explorer « cette ombre que montrent toutes les choses quand le soleil de la connaissance luit sur elles[1] » ; il sait en effet que l’on se représente mal les choses quand on se borne à les étudier à la lumière de la connaissance idéaliste, car on ne perçoit alors que les parties éclairées tandis que les parties d’ombre restent dissimulées au regard ; c’est pourquoi le penseur qui veut se faire une idée complète de la réalité doit apprendre aussi à la considérer sous sa face obscure. — Enfin, dans l’Aurore, Nietzsche soumet à la critique la valeur que les homme ? ont de tout temps regardée comme la plus haute de toutes : la croyance à la morale. Il démontre que la croyance du devoir n’a ni une origine surnaturelle ni une valeur impérative ou absolue, qu’il n’y a pas de règle éternelle et immuable fixant le bien et le mal, et que la loi morale, qui contraint l’homme à être sincère envers lui-même à tout prix, finit par s’anéantir elle-même : l’homme devient « immoraliste » par morale, comme il devient athée par religion ; sa sincérité intellectuelle l’oblige à tourner sa critique contre la morale elle-même et à révoquer en doute la légitimité de ses commandements.

L’idéal que Nietzsche se fait de l’existence se rapproche un peu, à ce moment, de l’idéal positiviste. Il admet que chaque individu récapitule en quelque sorte dans les trente premières années de son existence une évolution bue l’humanité a peut-être mis trente mille ans à accomplir. L’homme moderne commence, tout enfant, par être

  1. W. III, 183.