Page:Levoyageauparnas00cerv.djvu/78

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LXVIII

plaie profonde dans ma poitrine, et ma main gauche était en pièces. — Mais si grande était la joie qui remplit mon âme, au spectacle de ce peuple infidèle et cruel, vaincu par les chrétiens, — que je ne savais point si j’étais blessé, bien que l’angoisse fût telle que j’en perdis parfois le sentiment. — Cependant ni toutes ces souffrances ni l’expérience ne purent me détourner, au bout de la deuxième année, de me livrer à la discrétion du vent ; — et je revis alors ce peuple barbare, en proie à la terreur, craintif, tremblant, effrayé, inquiet, et non sans cause, de son salut. — Dans cet antique royaume si célèbre, où la belle Didon fut trahie par l’amour de l’exilé troyen, — quoique ma principale blessure fût encore saignante, avec les deux autres, je voulus me trouver pour jouir de la déroute de la tourbe moresque. — Dieu sait si je désirais y rester avec les braves qui là périrent, et me perdre ou me sauver avec eux. — Mais mon avare et implacable destinée ne permit point que dans une si glorieuse entreprise ma vie s’achevât avec mes souvenirs ; — et finalement elle me traîna par les cheveux jusqu’à subir le joug de ceux qui manquèrent depuis de vaillance[1]. — Sur la galère le Soleil, dont mon infortune troublait l’éclat, arriva malgré moi ma perte et celle de beaucoup d’autres. — Au commencement, nous montrâmes de la valeur et de l’énergie ; mais bientôt l’amère expérience nous apprit que tout cela n’était qu’extravagance. — Je sentis le lourd fardeau du joug étranger, et voici deux années que ma douleur se prolonge entre les mains maudites de ces mécréants. —

  1. Le sens de verset est amphibologique. Cervantes a peut-être voulu dire qu’il était triste, après avoir pris part à la victoire, de subir le joug des vaincus.