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LXVII

repose doucement le bonheur tranquille. — Pour moi qui ai suivi le chemin inférieur et vulgaire, enveloppé de froides ténèbres, je suis tombé dans le bourbier ; — et maintenant, en cette lugubre, amère et dure prison où je reste, je pleure mon triste et déplorable sort. — Mes plaintes importunent ciel et terre, mes gémissements obscurcissent l’air ; mes larmes grossissent la mer. — C’est une vie, seigneur, où je meurs, au milieu d’une race barbare de mécréants, perdant ma jeunesse flétrie. — Il est bien vrai que je n’ai point été conduit ici par une vie vagabonde et de hasard, ayant perdu l’honneur et la raison. — Depuis dix ans je poursuis mon chemin, au service de notre grand Philippe, tantôt prenant du repos, tantôt accablé de fatigue. Le jour fortuné où le destin fut si contraire à la flotte ennemie, et si favorable et propice à la nôtre, — entre la crainte et le courage j’assistai de ma personne à l’action, plus fort de mon espérance que de mes armes. — Je vis la puissante armée rompue et défaite, et le lit de Neptune teint en mille endroits du sang des barbares et des chrétiens. — La mort irritée courait çà et là dans sa folle fureur, hâtant sa course et se montrant à celui-ci plus pressée, à celui-là plus tardive. — Bruits confus, fracas épouvantable, contorsions des pauvres malheureux qui expiraient entre le feu et l’eau ; — profonds soupirs et gémissements des blessés qui maudissaient leur rigoureuse destinée. — Le sang qui leur restait se glaça lorsque notre éclatante fanfare leur annonça leur désastre et notre gloire. — D’un accent sonore qui proclamait le succès, à travers l’air transparent, la trompette criait la victoire des armes chrétiennes. — Dans ce délicieux moment, moi, triste, d’une main je retenais l’épée, tandis que de l’autre le sang coulait à flots. — Je sentis une