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pieds à la tête. Arrivé auprès de nous, il s’écria : « Si j’en juge au train dont elles trottent, Vos Seigneuries s’en vont prendre possession de quelque place ou de quelque prébende à la cour, où sont maintenant Son Éminence de Tolède et Sa Majesté. En vérité, je ne croyais pas que ma bête eût sa pareille pour voyager. » Sur quoi répondit un de mes amis : « La faute en est au cheval du seigneur Miguel Cervantes, qui a le pas fort allongé. » À peine l’étudiant eut-il entendu mon nom, qu’il sauta à bas de sa monture ; puis me saisissant le bras gauche, il s’écria : « Oui, oui, le voilà bien ce glorieux manchot, ce fameux tout, ce joyeux écrivain, ce consolateur des Muses ! » Moi qui en si peu de mots m’entendis louer si galamment, je crus qu’il y aurait peu de courtoisie à ne pas lui répondre sur le même ton. « Seigneur, lui dis-je, vous vous trompez comme beaucoup d’autres honnêtes gens. Je suis Miguel Cervantes, mais non le consolateur des Muses, et je ne mérite aucun des noms aimables que Votre ce Seigneurie veut bien me donner. » On vint à parler de ma maladie, et le bon étudiant me désespéra en me disant : « C’est une hydropisie, et toute l’eau de la mer océane ne la guérirait pas, quand même vous la boiriez goutte à goutte. Ah ! seigneur Cervantes, que Votre Grâce se règle sur le boire, sans oublier le manger, et elle se guérira sans autre remède. — Oui, répondis-je, on m’a déjà dit cela bien des fois ; mais je ne puis renoncer à boire quand l’envie m’en prend, et il me semble que je ne sois né pour faire autre chose. Je m’en vais tout doucement, et aux éphémérides de mon pouls je sens que c’est dimanche que je quitterai ce monde. Vous êtes venu bien mal à propos pour faire ma connaissance, car il ne me reste guère de temps pour vous remercier de l’intérêt que vous me portez. » Nous en étions là, quand nous arrivâmes au pont de Tolède ; je le passai, et lui entra par celui de Ségovie[1]… »

On sent dans ce morceau les angoisses de

  1. Traduction de M. Furne, t. I, p. xx–i.