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ronné de branches de jusquiame ; nonchalant dans sa démarche, efféminé, escorté par la Paresse engourdie, qui ne le quitte ni matin ni soir. Il avait à sa droite le Silence, la Négligence à sa gauche ; son vêtement était d’un tissu de fine laine. Il portait un grand chaudron rempli de cette eau qu’on appelle de l’oubli, et il s’était muni d’un goupillon. Il saisissait les poëtes par leur houppelande, sans s’inquiéter de la rougeur qui leur montait au visage, et il nous aspergeait de son eau froide, ce qui nous plongeait dans un sommeil si profond, que pendant deux jours nous restâmes endormis. Si puissante est la force de cette liqueur, si forte est la vertu de ces eaux, que leurs effets le disputent aux influences de la mort.

Il y a des vérités tellement en dehors des faits ordinaires, que le génie lui-même ne peut les rendre croyables.

Au sortir d’un si lourd sommeil, je ne vis ni mont ni colline, ni dieu ni déesse ; de tant de poëtes, je n’en aperçus pas un seul. Chose étrange et inouïe ! je me frottai les yeux, et il me sembla que j’étais au centre d’une ville renommée. J’en ressentis à la fois de l’étonnement et du dépit ; et je recommençai à regarder attentivement, de peur que la crainte ou l’erreur ne prissent la place de ma raison. Et je dis, parlant à moi-même : « Cette ville est Naples la fameuse, dont j’ai arpenté les rues pendant plus d’une année, la gloire de l’Italie et le bijou du monde ; car de toutes les villes du