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était dedans. Il était pour le moins de quatre mille salmas ou tonneaux, suivant un autre terme en usage, le ventre rebondi et la coque très-forte ; tel que les nefs qui du rivage indien arrivent en chargement à Lisbone, et qui sont réputées uniques pour la capacité. Ce vaisseau, de la proue à la poupe, était couvert de poëtes, marchandise qui abonde sur les places de Calicut et de Goa.

Le dieu rubicond tomba en épilepsie à la vue de cette cohue impertinente, qui venait au secours de la montagne ; et dévotement il supplia en silence le dieu qui manie le trident humide, de couler bas sans retard le navire. Du milieu de la tourbe famélique s’avança, vers le bord du vaisseau, un homme qui paraissait fâché et de fort mauvaise humeur ; et d’une voix qui n’avait rien de tendre ni de suave, il débita (tantôt en colère, tantôt d’un ton plus calme) des phrases que j’écoutai avec impatience, car ses paroles étaient autant de traits qui perçaient mon âme et mon cœur.

« Ô toi, cria-t-il, traître, qui as canonisé les poëtes de l’interminable liste, pour des motifs et par des moyens détournés ; qu’as-tu fait de la vue pénétrante de ton génie ? Chroniqueur infidèle, tu as menti, faute d’y voir clair. Je confesse, ô barbare, je ne nie point que quelques-uns de ceux que tu as choisis en si grand nombre, sans céder à la partialité ou aux supplications, ont été placés par toi au rang qu’ils méritent ; mais pour tous les autres, tu as été trop prodigue de louan-