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Les poëtes sont faits d’une pâte molle, tendre, flexible et souple, et ils aiment volontiers le foyer d’autrui. Le plus sage des poëtes ne suit dans sa conduite que les inspirations de sa fantaisie enchanteresse ; toujours riche d’expédients, et d’une éternelle ignorance. Absorbé par ses chimères, et admirant ses propres actes, il ne vise ni à s’enrichir ni à s’élever à une position honorable.

Que les lecteurs y regardent donc à deux fois, comme dit le vulgaire mal poli et à la voix rauque ; car je suis un poëte de cette façon. Cygne par mes cheveux blancs, corbeau noir et criard par la voix, le temps n’a pu dégrossir le rude tronc de mon génie. Jamais, au sommet de la roue mobile, je n’ai pu me voir seul un instant, car lorsque je veux monter, elle ne bouge. Toutefois, désireux de savoir si un grand dessein peut se promettre un heureux succès, je continuai mon voyage à pas tardifs et lents. Un pain blanc, avec huit miettes de fromage, ce furent là toutes les provisions de mon bissac, poids léger et utile au voyageur (piéton). Je dis adieu à mon humble cabane, adieu à Madrid, adieu au Prado et aux fontaines qui versent le nectar et l’ambroisie, adieu aux causeries capables de charmer un cœur rongé de soucis et deux mille solliciteurs sans protection, adieu au lieu agréable et fabuleux, où deux géants furent consumés par la foudre flambante de Jupiter ; adieu aux théâtres publics, honorés par l’ignorance que je vois triompher dans les cent mille sottises qu’on y dé-