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CXLIII

goûter la doctrine absconse de ce docteur incomparable, il faut rompre l’os. Aussi Rabelais ne peut-il se traduire ; tandis que la traduction la plus infidèle ne peut entièrement défigurer Cervantes.

Mais comment expliquer qu’avec une popularité sans pareille dans la littérature moderne, Cervantes ait eu si peu d’influence de son vivant ? Ses infortunes, sa vie besogneuse, son indigence, sa réputation bien petite, si l’on a égard à son génie et si on le compare à ses contemporains les plus célèbres, ce guignon qui le saisit dès sa jeunesse et ne le lâche qu’après sa mort, faut-il l’attribuer à un concours fortuit de circonstances défavorables ou à quelque mauvaise étoile ?

Pour ce qui est de sa mauvaise fortune, Cervantes lui-même reconnaît volontiers qu’elle est le fruit de son imprévoyance. Ce rare esprit n’était point doué de ce qu’on appelle vulgairement le sens pratique, et il avoue qu’il ne savait point saisir l’occasion aux cheveux. Mais cet aveu n’est pas une explication suffisante, et il y a une autre cause qui explique mieux comment un homme d’une si haute intelligence et d’un si beau caractère, vécut constamment dans la misère et même un peu dans l’ombre.

Cervantes avait déclaré la guerre aux trois genres qui étaient alors le plus en vogue : le roman, la pastorale et la comédie. Avoir ruiné les romans de chevalerie, c’était assurément un grand résultat ; et l’auteur de Don Quichotte s’applaudissait justement d’un