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CXLI

œuvre colossale qui est proprement la Bible de la Renaissance ? Érasme et les humanistes, Luther et les réformateurs me semblent nains à côté de ce géant. Contemplez ses conceptions, qui vous paraissent bizarres et monstrueuses ; plongez-vous dans ce milieu où il vivait, et qui représentait assez bien le chaos, et soyez attentifs à son rôle. Comme il éclaircit les ténèbres ! comme il débrouille la confusion ! comme il souffle sur ce monde fantasmagorique ! D’une main il chasse les nuages amoncelés, et de l’autre il affermit le sol et l’aplanit, afin que les plus faibles puissent s’y tenir et marcher d’un pas ferme. Aux visions maladives, aux illusions funestes, disons le mot vrai, aux hallucinations de son temps, il oppose la réalité, la matière sous toutes ses formes ; il convie les hommes à un banquet, à une orgie, si l’on veut. Mais nul n’est exclu de ce festin plus qu’homérique, où l’on sent la vie circuler comme le sang dans la chair. Ce Titan remue des montagnes, il les entasse sans effort pour lester ce ballon de l’idéal qui emportait l’humanité dans les espaces.

Certes, un tel homme devait honnir les abstracteurs de quintescence ; aussi n’y a-t-il point dans ses écrits la moindre goutte de cette liqueur narcotique et délétère. Rabelais est pour moi l’incarnation du sens commun dans la réalité des choses. Nul ne s’est avisé de les comparer, lui et Cervantes. Ils se ressemblent pourtant et par bien des