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CXIII

trastes et à les mettre en relief, ils ordonnent leurs inventions avec cet art infini qui est le fruit d’une profonde sagesse, et, jusque dans la fiction, ils respectent cet instinct essentiellement humain, qui nous pousse tous à la recherche du vrai. Si haut que l’imagination les emporte, ils restent dans la vraisemblance ; car l’idéal n’est pour eux qu’une forme ou une image du réel, et ils se tiennent constamment dans le domaine de l’humanité. Ils n’affectent ni la subtilité des métaphysiciens, ni la gravité des moralistes ; et cependant ils possèdent à fond l’humaine nature, et sont incomparables dans la connaissance des mœurs et des passions. Ils enseignent sans dogmatiser, ils démontrent sans raisonner, ils sont naturels et familiers jusqu’à paraître vulgaires et prosaïques à ceux qui se font une fausse idée de l’art et de la poésie.

Rabelais, Cervantes, Molière, sont à coup sûr de tous les modernes inventeurs ceux qui ont mis le plus de sagesse dans leurs inventions. Lequel des trois l’emporte par la force de l’imagination et par la sobriété du jugement ? C’est un problème dont la solution importe peu : c’est assez de savoir que ces trois grands maîtres sont de la même famille. Montaigne en serait aussi, si l’observation et la réflexion n’avaient absorbé chez lui toute faculté inventive. Quant à la Fontaine, qui oserait l’en exclure, à moins de fermer la porte à Voltaire, c’est-à-dire à la raison, au bon sens, à la critique incarnée ?