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LE DOUBLE SECRET
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— Je vous l’ai dite : la sympathie que je ressens pour vous et…

Philippe l’arrêta d’un geste tranchant :

— Elle se manifeste d’une façon que je ne puis admettre.

— À votre aise, ricana M. Fortier.

— Un mot encore : Mlle Chanteleu ignore, sans doute, tout cela ?… Si, ce qu’à Dieu ne plaise, elle l’apprenait jamais, c’est vous seul que je rendrais responsable d’un pareil crime, car ce serait un crime, vous m’entendez ?

— De quel droit ?

— Du droit qu’a un mari de faire respecter sa femme. Avant un mois, j’aurai épousé Mlle Chanteleu. D’ici là, il n’est peut-être pas indispensable que nous nous rencontrions à la Roche-au-Roi ?

— Je n’aime pas beaucoup les conseils qui ressemblent à des ordres, articula M. Fortier.

— Tout au plus, mon ordre ressemble-t-il à un conseil, rectifia durement Philippe.

M. Fortier se mordit les lèvres et fît un pas dans sa direction. Mais il se ravisa, et, de ce ton détaché qui mêlait toujours on ne savait quelle perfidie à ses propos, il conclut :

— Au fond, je vous ai dit ce que je croyais devoir vous dire : vous en ferez ce que bon vous semblera…

VII

Après leur mariage, Philippe et sa jeune femme étaient d’abord restés en Vendée. La solitude à deux leur semblait douce dans ce pays, car le grand amour aime à se recueillir plutôt qu’à voyager. Cependant, au début de l’hiver, pris d’un besoin de liberté, ils décidèrent de partir.

La Côte d’Azur, où tant de gens traînent leur ennui désœuvré, ne les tentait pas ; ils choisirent un pays de neige. Là, du moins, malgré les promiscuités de l’hôtel, chacun peut vivre à sa guise ; le grand air vaut mieux que les salles de jeux et les scènes de Casino : ils partirent donc pour la Suède. Ils y étaient depuis une quinzaine, quand un événement, bien mince en apparence, se produisit, qui allait, en quelques heures, bouleverser leur existence.

Un soir, comme la neige tombant à gros flocons rendait une promenade, même en traîneau, impossible, les voyageurs de l’hôtel s’étaient réunis dans le petit salon. Les dames causaient dans un coin : quelqu’un proposa une partie. M. Le Houdier suivit les préparatifs d’un œil amusé.

— Vous êtes des nôtres M. Reval ? lui demanda un riche banquier qui se reposait dans la montagne des soucis de ses affaires.

Philippe hocha négativement la tête :

— Voyons, monsieur Le Houdier, laissez-vous tenter, conseilla un joueur ; un petit bac de famille !…

— Il est déjà tard… — Nous jouerons une heure, pas une minute de plus.

— Non… d’ailleurs, ma femme est un peu fatiguée… N’est-ce pas, ma chérie ?

— Moi ? Mais pas du tout, se récria Anne-Marie.

— Cela ne te contrarie pas ?

— Pourquoi veux-tu que cela me contrarie ?

— Alors ! dit Philippe.

— Il jeta un regard autour de la table où s’alignaient les jetons :

— Combien prend-on ?

— Ce qu’on veut ; cinq louis, dix louis, répondit celui qui tenait la banque. Nous ne jouons pas pour gagner, mais pour nous amuser.

— Ça, corrigea un monsieur qui rangeait ses jetons en petites piles, ça,