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JE SAIS TOUT

écoulée son enfance. Le domestique ne se méprit pas sur son attitude et dit :

— Ça fait quelque chose à monsieur de se retrouver ici ?…

— Oui, répondit Philippe en essuyant une larme sur sa joue.

Mais il eut honte de cette faiblesse et, calme de nouveau, ou, du moins, s’efforçant de le paraître, il entra.

Après la traversée, le voyage en chemin de fer et les émois provoqués par la vue de tant de choses un moment oubliées, le silence total de ces grandes pièces fraîches lui fit du bien. Le soleil était haut maintenant, l’air vibrait au-dessus des pelouses, un chien dormait, allongé devant la bicoque du garde-chasse ; deux femmes passèrent, l’une portant un seau de lait, l’autre un panier rempli de fruits. Sans se détourner de leur route, elles dirent :

— Bonjour, notre maître.

Les gens de ce pays n’avaient pas rejeté cette formule, un peu féodale. Il lui trouva un charme vieillot et touchant, et la vue de ce beau jardin, de ces prés, de ces bois qui étaient à lui maintenant, le remplit de joie. Il croyait encore, l’instant d’avant, que ses courses à travers le monde, les nuits glacées de la prairie, les randonnées derrière les troupeaux sauvages, la vie brutale, le mépris du danger, et la vie en commun avec des hommes durs, dont on ne sait ni ce qu’ils furent ni d’où ils viennent, avaient fait de lui un homme insensible au bien-être, aux courtes vanités du monde et à l’orgueil presque risible de posséder un lopin de terre, quand la plaine offre aux aventuriers le domaine des horizons sans bornes… Cependant il répondit, : — Bonjour, mes amies !

Quand elles eurent disparu, il entra dans le bureau : là non plus, rien n’était changé. Les rideaux à ramages dégageaient leur éternelle odeur de cretonne chaude ; sur les rayons de la bibliothèque qu’on n’ouvrait guère, les mêmes livres, réunion disparate d’auteurs grecs et latins, de volumes de droit, de romans et de livres d’étrennes qu’on avait rangés là à mesure qu’il grandissait. Sur la table, le vaste encrier de cristal, la lampe à huile et le coupe-papier qu’il avait toujours vus. Il ouvrit un tiroir, le trouva rempli de sachets de poudre, de boîtes de plombs et de cartouches vides ; un autre, où son père mettait son livre de comptes.

La première ligne sur laquelle ses yeux tombèrent fut : « 6 juin 1908 : Donné à Philippe : dix mille francs. »

Il passa, et lut, quelques pages plus loin : « 10 mai 1909 : donné au peintre, pour réparations à la chambre de Philippe cent cinquante francs. »

La dernière page portait une dépense du 25 juillet 1913 ; son père était mort le 30.

Ces trois lignes contaient l’histoire de leurs deux existences depuis cinq années