de ses amis avait fait d’elle, pour ainsi dire, un moraliste
sans le savoir, qu’il importait surtout de laisser à ses
lettres leur allure primitive. Un peu de subtilité ou d’obscurité
apparente est inévitable dans une correspondance
où le public n’a jamais été envisagé comme un lecteur
possible. Ce défaut, s’il existe ici, n’aurait, pu disparaître
sous les retouches sans enlever au style son originalité
et son cachet ; ce défaut, d’ailleurs, tient moins à
Mme Swetchine elle-même qu’à cette forme de dialogue
tronqué dans lequel on entend seulement un des interlocuteurs.
J’oserai même dire qu’il tient aussi à la simplicité
avec laquelle Mme Swetchine passe de saint Augustin
ou d’Ézéchiel au moindre détail de la vie commune.
Cela tient aussi à ce désintéressement de son esprit, se
bornant souvent à effleurer, selon les occasions qu’on lui
présente, les profondeurs qu’elle eût tant aimé et si bien
réussi à explorer. Je me suis donc gardé ou de mutiler
ou de supprimer les phrases sans art, les contrastes sans
transition, moins parce qu’ils sont en petit nombre que
parce qu’ils trahissent l’ineffable qualité de son âme.
Peut-être même se rencontrera-t-il quelques passages de
ses correspondances qu’on accusera de n’avoir pas l’austère
gravité de la vie et du génie de celle qui les a tracés.
Je dois l’avouer sans détour, ce sont les passages que
j’aurais sacrifiés avec le plus de regret. J’ai trop souvent
entendu dire, et peut-être j’ai trop souvent pensé que
les gens qui prêchent le mieux ne sont pas ceux qui
sentent le plus, pour ne pas me montrer jaloux, dans
Mme Swetchine, non-seulement de son côté humain, mais
encore et surtout de son côté féminin : je suis sûr qu’elle
n’y peut rien perdre en autorité et qu’elle peut y gagner
en persuasion. Je suis également convaincu que ce travail
d’une &me sur elle-même, ces lueurs soudaines
s’échappant alternativement de la sensibilité et de la
conscience, ces progrès successifs qui précèdent la vic-
Page:Lettres de madame Swetchine 1, 1873.djvu/19
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
iv
PRÉFACE.