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mes lettres seront une privation sensible pour vous ? Si je vous dis que je ne suis pas si sottement vaine que la plupart des femmes, vous ne serez pas obligé de m’en croire : mais connaissez-moi mieux, et vous verrez que je reçois à titre de grâce tout ce qu’on veut bien m’accorder ; que j’en jouis avec sensibilité ; que j’y réponds avec toute la tendresse et la sincérité de mon âme ; mais jamais je ne me sens animée de cette sorte de confiance qu’on ne trouve point dans son cœur, mais bien dans l’amour-propre qui fait exiger de ce qu’on aime, et qui ose quelquefois le mettre à l’épreuve. L’usage du monde n’a point altéré la simplicité et la vérité de mes sentiments. Remarquez que je ne me loue pas : je me défends. Je suis fâchée et inquiète de votre mal à la jambe : vous ne la ménagerez pas, quoique vous en disiez, et voilà de quoi je suis inquiète plus que de votre mal. Mon Dieu ! que vous avez bien raison ! il n’y a rien de si froid et de si plat que de ménager ses amis. Hélas ! le grand malheur de l’absence, c’est de trop ignorer tous les détails qui les touchent. En disant beaucoup, on laisse encore tant à désirer ! il me semble que mon ami omet toujours ce que j’ai besoin de savoir. Mais pourquoi donc vous excéder de fatigue ! le manque de sommeil épuise la tête, et, quelque forte que puisse être la vôtre, je suis assurée que, lorsque vous avez passé la nuit, vous tirez un moins bon parti des choses et des objets que vous voulez observer, sans compter que vous risquez d’affaiblir votre santé. Pour arriver au but que vous vous proposez, il faut non seulement vivre, mais se bien porter ; pour s’exalter l’âme au point de tout sacrifier à l’amour de la gloire, je crois qu’il est bon de conserver son estomac. Ah ! si vous saviez combien les souffrances physiques rapetissent