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feront que vous distraire de vos amis. Connaissez-vous mieux, et cédez de bonne foi et de bonne grâce au pouvoir que votre caractère a sur votre volonté, sur votre sentiment et sur toutes vos actions. Les gens qui sont gouvernés par le besoin d’aimer ne vont jamais à Pétersbourg ; ils vont cependant quelquefois bien loin ; mais ils y sont condamnés et ils ne disent point qu’ils rentreront dans leur âme pour y trouver ce qu’ils aiment ; ils croient ne l’avoir pas quitté, quoiqu’ils en soient à mille lieues ; mais il y a plus d’une manière d’être bon et excellent ; la vôtre vous fera faire bien du chemin dans toutes les acceptions de ces mots. Je plaindrais une femme sensible dont vous seriez le premier objet ; sa vie se consumerait en craintes et en regrets ; mais je féliciterais une femme vaine, une femme fière ; elle passerait sa vie à s’applaudir et à se parer de son goût ; ces femmes-là aiment la gloire, elles aiment l’opinion, l’éclat. Tout cela est bien beau, bien noble, mais cela est bien froid, et bien loin de la passion qui fait dire :

« La mort et les enfers paraissant devant moi,
« Ramire, avec plaisir j’y descendrais pour toi.

Mais je suis folle, et pis que cela, je suis curieuse ; je n’ai qu’un ton, qu’une couleur, qu’une manière, et quand elle n’intéresse pas, elle glace d’ennui. Vous me direz lequel des deux effets elle aura produit ; mais ce que vous me direz aussi, s’il vous plaît, c’est comment vous vous portez ; et moi je vous dirai la seule nouvelle qui m’intéresse, l’École militaire n’est pas encore donnée.