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la fièvre ? si j’avais mieux dormi ? combien d’accès de toux j’avais eus dans les vingt-quatre heures ? etc., etc., et je voyais que chaque question avait besoin d’une réponse. Mon ami, expliquez-moi, si vous pouvez, comment on peut conserver pour vous le moindre sentiment, lorsqu’on est certain, mais certain jusqu’à l’évidence, que ce que vous appelez votre sentiment est dénué d’intérêt, d’attentions, d’amitié, et enfin de tout ce qui répond à une âme sensible et attachée. Oui, je le crois, si vous en avez le temps, et si vous pensez quelquefois à tout ce qu’on vous donne, et au peu que vous accordez, vous devez prendre ou en grande pitié, ou en grand mépris, vos dupes : pour moi, comme vous voyez, je ne le suis pas, mais je suis bien pis que cela ; je pourrais vous dire dans tous les instants : ne pouvant m’aveugler, vous m’avez su séduire. Quelle malédiction, mon Dieu !…

Avez-vous eu des nouvelles de M. de Saint-Germain ? M. d’Andezi arrivait ce soir de Versailles, où l’on disait qu’il était dans son lit : Dieu veuille qu’il vive et pour vous et pour la France. — Eh bien ! qu’est-ce qui l’a emporté ce soir, ou de madame de ***, ou de madame His, ou du travail ? Il faut être bien heureux pour être toujours dans l’embarras du choix ; pour moi, j’avoue que ce n’est pas ainsi que j’avais conçu le bonheur ; et si je recommençais à vivre, ce n’est pas de celui-là que je voudrais : il est bien plus fait pour contenter la vanité que la sensibilité ; mais tout le monde a raison, et vous plus qu’un autre : car vous êtes bien content, et je vous en fais mon compliment du fond du cœur. — Que ferez-vous demain, mon ami ? non pas, comme de raison, ce que vous avez dit que vous feriez ? — J’ai eu un plaisir bien doux, bien sensible : j’ai embrassé M. de Saint-Cha-