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touché votre âme. Vous avez bien fait de ne pas me répondre, vous m’auriez blessée, et je ne suis qu’affligée. Je me rappelle que je vous disais alors que, fussiez-vous le plus dur et le plus injuste des hommes, je ne me reprocherais jamais le mouvement que le désespoir m’arrachait ; et vous vous taisez : c’est en gardant le silence que vous comptez soulager une âme accablée et déchirée tout ensemble. Mais si vous étiez coupable, vous ne seriez pas digne du regret que je vous marque ; et si vous ne l’êtes pas, mon ami, je vous demande pardon : car j’afflige votre cœur en le supposant insensible à ce que je souffre. Il faut attendre à samedi. Je ne sais si je dois le désirer, c’est peut-être le jour le plus important de ma vie : s’il ne me restait qu’une ressource ! Eh bien ! vous avez mis le complément à une destinée exécrable, et il me semble que je vous en bénirais. Oui, je vous en chérirais : car je ne puis plus, je ne veux plus vous haïr ; cet horrible sentiment est trop étranger et trop violent pour mon âme. J’ai pensé en mourir, tant cela avait mis mes nerfs en contraction et en convulsion. Je n’obtiens après cela du calme qu’avec une dose d’opium, qui me jette dans un état d’affaissement qui ressemble à l’imbécillité. Mon ami, bientôt je n’aurai plus physiquement la force de vous aimer. La suite des violentes secousses de mon âme est toujours d’affaiblir et de détruire ma machine. Encore si les souffrances rendaient le chemin plus court ! mais l’on va si lentement lorsqu’on est heurté à chaque instant ! Ah ! mon Dieu ! combien d’heures à passer d’ici à samedi ! Je m’en vais mettre tout ce que j’ai de force à en tromper la longueur. Je me suis déjà engagée cet après-dîner pour cinq ou six choses dont il n’y en a pas une qui ne soit pour moi par delà l’indifférence ;