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me crie : En le voyant, la vie sera un bien ; le malheur deviendra supportable ; et si cette pensée était encore une erreur, si je me faisais illusion, ce serait du moins la dernière. — Je vous écrivis un billet à la hâte, au moment où je venais d’apprendre que je n’avais pas de lettre de vous ; j’en étais aussi irritée qu’affligée, et je ne sais si je vous l’ai exprimé : car j’étais si pressée que je ne pouvais former mes lettres. Le duc de La Rochefoucauld m’attendait pour aller dîner chez lui ; j’y trouvai le comte de ***, et, son premier mot fut : Vous avez fait ma commission, je viens de recevoir une lettre de M. de G…, en réponse à la vôtre. Je fus charmée, c’était savoir de vos nouvelles, mais ma lettre était à la poste : ainsi vous avez vu tout mon ressentiment. Le comte de *** était ce soir à l’Opéra ; il vint me voir dans ma loge, il me parla beaucoup de ses affaires. Une grande fortune est une grande charge : il a des procès ; le voilà occupé sans relâche d’une foule d’objets dont il résulte pour lui plus de profit que de gloire. Eh ! non, le bonheur n’est point dans les grandes richesses ! où donc est-il ? chez quelques érudits bien lourds et bien solitaires ; chez de bons artisans, bien occupés d’un travail lucratif et peu pénible ; chez de bons fermiers qui ont de nombreuses familles bien agissantes, et qui vivent dans une aisance honnête. Tout le reste de la terre fourmille de sots, de stupides ou de fous ; dans cette dernière classe sont tous les malheureux, et je n’y comprends point ceux de Charenton : car le genre de folie qui fait qu’on se croit le Père Éternel, vaut peut-être mieux que la sagesse et le bonheur.

Je vous envoie l’extrait d’une lettre écrite à l’ambassadeur de Suède : vous verrez avec quelle élégance les étrangers parlent français : croyez qu’il n’y