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je ne demande qu’à être rassuré sur la santé de votre fille.


F. Bastiat.

Lundi.




Paris, avril, vendredi, 1850.


Bien chère madame Cheuvreux,



Pardonnez-moi ce mot échappé à un moment d’effusion. Nous autres souffreteux, nous avons, comme les enfants, besoin d’indulgence, car, plus le corps est faible, plus l’âme s’amollit et il semble que la vie, à son dernier comme à son premier crépuscule, souffle au cœur le besoin de cherche partout des attaches. Ces attendrissements involontaires sont l’effet de tous les déclins ; fin du jour, fin de l’année, demi-jour de basiliques, etc., etc., je l’éprouvais hier sous les sombres allées des Tuileries. Ne vous alarmez pas, cependant, de ce diapason élégiaque. Je ne suis point Millevoie, et les feuilles qui s’ouvrent à peine ne sont pas près de tomber. Bref, je ne me trouve pas plus mal, au contraire, mais seulement plus faible, et je ne puis guère reculer devant la demande d’un congé. C’est, en perspective, une solitude encore plus solitaire ; autrefois je l’aimais ; je savais la peupler de lectures, de travaux capricieux, de rêves politiques, avec intermèdes de violoncelle ; momentanément, tous ces vieux amis me délaissent, même cette fidèle compagne de l’isolement, la méditation. Ce n’est pas que ma pensée sommeille, elle n’a jamais été si active ; à chaque instant elle saisit de nouvelles harmonies et il semble que le livre de l’humanité s’ouvre devant elle ; mais c’est un tourment de plus, puisque je ne puis continuer à transcrire les pages de ce livre mystérieux, sur un livre plus palpable édité par Guillaumin ; je chasse donc ces chers fantômes, et comme ce tambour-major grognard qui disait : « Je donne ma démission, que le gouvernement s’arrange comme il le pourra ; » moi aussi, je donne ma démission d’économiste et que la postérité s’en tire, si elle peut.