Page:Lesueur - À force d'aimer, 1895.djvu/196

Cette page a été validée par deux contributeurs.
192
à force d’aimer

travailler, involontairement sa tête oscillait au rythme des valses. Le retour de certaines fusées de notes lui donnait une impression déchirante et nostalgique. René sentit qu’il ne ferait rien ce jour-là. Il prit son chapeau et sortit.

Pourtant le manuscrit qu’il laissait derrière lui tout épars, dans le désordre des feuilles volantes, était sa création passionnément aimée, l’œuvre suprême de sa jeunesse. Il y avait mis toutes les fortes convictions, toutes les démesurées espérances de son âge. Il y sentait avec ivresse palpiter son âme fougueuse.

C’était un drame, un drame socialiste, dont la censure avait interdit la représentation, mais qui allait être joué au Théâtre-Indépendant. Cela s’appelait La Force inconnue. Et cette « force inconnue », qui circulait dans toute la pièce, qui la soulevait bien haut, comme sans effort, avec une incroyable simplicité de moyens, qui, animant les principaux personnages, leur rendait le travail facile, l’amour tolérant et prêt au pardon, le bonheur presque accessible, c’était la Bonté. Mais cette Bonté tenait des propos subversifs contre l’égoïsme et la dureté du système social, tel que le conçoit et l’applique la classe dirigeante la plus fermée à toute conception généreuse qui se soit rencontrée depuis le début de la civilisation. Voilà pourquoi le veto de l’autorité s’inscrivait en marge. Comme toujours, ce veto n’avait fait que surex-