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les bastonnais

VII
la jolie rebelle.

Hardinge était en route depuis moins d’une demi-heure, quand le ciel s’éclaircit et la tempête de neige cessa. Le vent se mit alors à souffler du nord, amoncelant la neige en bancs le long des clôtures et des petits murs de pierres et laissant la rue presque entièrement balayée. Les espaces ainsi découverts lui offrirent une excellente route pour la course.

Il était naturellement dans les plus heureuses dispositions, car il avait tout en sa faveur : un cheval superbe, sur la vitesse et la résistance duquel il pouvait compter, l’occasion d’explorer une longue étendue de pays qu’il ne connaissait pas, et par dessus tout, un sentiment de légitime fierté qu’il éprouvait de se voir chargé d’une mission militaire de la plus grande importance.

Il avait joué gros jeu, et il avait gagné. D’un seul coup, il avait réhabilité la milice, et placé son nom en évidence. Il voyait désormais ouverte devant lui la grande voie de la carrière qu’il aimait et que son père avait honorée. Si tout lui réussissait, il ne pouvait manquer de gagner, dans cette guerre, de l’avancement et de la gloire, et il n’avait aucune appréhension.

Quel jeune soldat pourrait en avoir, d’ailleurs, sous un ciel brillant, la terre solide sous les pieds, le monde immense devant lui et enivré de l’odeur d’une prochaine bataille ?

Il faisait partager à sa monture sa propre animation. Le noble animal semblait avoir des ailes et Roderick reconnut bien vite qu’il faudrait restreindre son ardeur plutôt que la stimuler.

Sa première halte fut à la Pointe-aux-Trembles, joli village qui devint historique durant la guerre d’invasion et avec lequel plusieurs incidents de ce récit seront liés. Il dépassa, sans s’arrêter, l’auberge de l’endroit, afin d’éviter les questions et les commentaires des flâneurs qui pouvaient y être rassemblés, et s’arrêta à la porte d’une ferme proprette située à quelque distance du village. Sans mettre pied à terre, il demanda de l’eau pour son cheval, et pour lui-même, un bol de lait et quelques gouttes de ce bon vieux rhum dont toutes les familles canadiennes, à cette époque, avaient le bon sens de garder une provision dans leurs maisons.

Pendant qu’il se rafraîchissait de la sorte, il remarqua une paire d’yeux d’un bleu brillant qui se riaient de lui à travers les étroits carreaux de la fenêtre donnant sur la route. Il ne voulut pas être indiscret, mais il ne put s’empêcher de remarquer, en outre, que les yeux