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les bastonnais

Relevant sa tête qui était appuyée sur l’épaule de Zulma, Blanche dit rapidement et avec une certaine animation :

— Non, Monsieur Sarpy, grand père n’est pas prisonnier. Il a toujours dit que les loups ne le prendraient jamais et je crois tout ce qu’il dit.

Monsieur Sarpy sourit et ne répondit rien, mais il crut vaguement que, peut-être, l’enfant pouvait avoir raison après tout.

III
la prophétie accomplie.

Elle avait raison. La soirée s’écoula lentement. La servante ôta le couvert et arrangea le feu. Monsieur Sarpy, au lieu de se retirer dans sa chambre, roula son fauteuil près du foyer et reprit la lecture qu’il avait interrompue avant le souper. Zulma continua de tenir Blanche sur ses genoux, et, assises devant le feu brillant, toutes deux se laissèrent aller à l’assoupissement. Pour l’enfant, c’était le vrai sommeil, accompagné de songes agréables, comme en témoignaient clairement le sourire épanoui sur ses lèvres et le jeu de sa physionomie ; pour Zulma, ce n’était pas un vrai sommeil, mais de la somnolence ou plutôt un état de torpeur accompagné d’obscures méditations. Ses yeux étaient clos, sa tête était renversée sur le dossier de la chaise à bascule, ses jambes étaient un peu étendues, tandis qu’un air de résignation forcée ou de préparation à des nouvelles plus terribles encore était imprimé sur ses nobles traits. Les flammes bleues et jaunes du foyer jetaient de fugitifs reflets sur sa figure ; le mugissement du vent autour du pignon résonnait à son oreille, tandis que la lente fuite des heures, à laquelle elle était apparemment insensible, bien qu’elle la perçût distinctement par les coups de balancier de la vieille horloge, plongeait son âme de plus en plus dans les vagues espaces de l’oubli. Graduellement, Monsieur Sarpy, cédant à l’influence de la chaleur et de la solitude, laissa tomber son livre sur ses genoux et ferma les yeux pour faire un petit somme. N’eût été le mugissement de la tempête au dehors et de temps en temps un coup de vent dans la cheminée, tout, dans cette salle, eût été silencieux comme la tombe.

La respiration des trois êtres qui dormaient là était à peine perceptible à l’ouïe, preuve que, du moins, aucun d’eux ne souffrait au physique. Tout y respirait la paix et la sécurité. Si le reste du pays, de ce côté, retentissait des clameurs ou des rumeurs de la guerre, le manoir Sarpy demeurait dans la béatitude d’une profonde ignorance de tant de maux.