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les bastonnais

Ils se hâtèrent de descendre le penchant de la citadelle et rentrèrent dans la ville sans presque échanger un seul mot. Pauline était radieuse, Roderick, quelque peu sombre.

Peu à peu, toutefois, tous deux reprirent leurs dispositions habituelles et firent encore ensemble une fort agréable promenade d’une demi-heure, mais en s’entretenant de sujets tout à fait indifférents.

« Ce spectacle était complètement inattendu, se dit Pauline, en ôtant ses gants et en déposant ses fourrures sur la petite table, au centre de sa chambre. Je ne m’attendais certainement pas à le revoir. Son gracieux salut était à mon intention, sans doute, et je l’ai reconnu tout de suite, tandis que Roddy ne l’a pas reconnu. D’un autre côté, il a reconnu Zulma, et moi non. N’est-ce pas étonnant ? »

Pauline s’arrêta un instant en réfléchissant à toutes ces choses. Plus elle y pensait, plus cela lui paraissait étrange, si étrange que ses traits prirent une expression de tristesse et d’anxiété.

Que pouvait bien faire Zulma hors de chez elle, aujourd’hui ? pensa encore Pauline. Comment se fait-il qu’elle ait rencontré l’officier ? Ne serait-elle pas venue tout exprès pour le voir ? Elle en serait bien capable. Elle ne craint rien et ne s’occupe de personne. Elle peut accomplir ce qu’aucune autre jeune femme ne peut tenter sans provoquer la critique, ou si la critique s’exerce, elle tombe à ses pieds, sans lui faire aucun mal.

Pour la première fois, durant toute cette période, Pauline ressentit quelque chose qui ressemblait à l’envie, à l’égard de sa brillante amie ; c’est-à-dire qu’elle envia son esprit d’indépendance. Elle dont les yeux se baissaient si promptement et dont le cœur se serrait à la moindre émotion, sentit qu’elle aussi aimerait à oser, ne fût-ce qu’un peu, comme le faisait Zulma : autre preuve de la transformation qui s’opérait en elle. Mais, dans ce cas, il lui était impossible d’aller au-delà des velléités. Malgré tout le désir de changement qu’elle pouvait avoir, Pauline Belmont ne pouvait jamais être Zulma Sarpy, et, si la chère enfant avait seulement pu le savoir, il n’était pas désirable qu’elle le fût. Elle avait ses droits propres à l’admiration et à l’amour ; Zulma avait les siens. Ces droits étaient presque radicalement différents, mais précisément leur contraste en relevait la valeur.

« Zulma a-t-elle reçu ma lettre ? se demanda Pauline après avoir fini sa toilette. Il est possible que Batoche l’ait rencontrée et la lui ait remise ; j’espère qu’il en est ainsi. En ce cas, elle doit avoir été tout particulièrement heureuse de nous voir et de saluer Roddy après sa promotion. Je suis convaincue d’une chose : tout en admirant beaucoup Cary Singleton, elle a une haute opinion de Roderick Hardinge et je suis également sûre que Roddy a beaucoup d’estime pour Zulma. » Et Pauline, s’asseyant devant le feu, se perdit en rêveries jusqu’à ce que les ombres du soir eussent plongé sa chambre dans l’obscurité.

XIII
était-ce volontaire ou accidentel ?

Batoche remit à Zulma la lettre de Pauline plus tôt qu’il ne s’y attendait. Il avait eu l’intention de se rendre au manoir Sarpy, tout exprès pour cela ; mais il fut agréablement surpris de rencontrer la