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Il se contente de dire en souriant :

L’industrie et le savoir-faire
Valent mieux que les biens acquis.

Mais son sourire en dit long sur ce qu’il pense, sans le dire, de certaines fortunes subites, scandaleuses, odieuses, ridicules ; de ce qu’il pense, lui arrivé par la probité et le travail, de certains parvenus du hasard, de certains Carabes de la finance, dont un intendant habile, un subalterne industrieux, sans scrupules sur les moyens, sachant exploiter la peur des petits et la vanité des grands, ont fait à peu de frais la fortune, le domaine et le nom.

L’idée de Barbe-Bleue est vieille comme le monde. C’est le péché de curiosité et sa punition. Notre première mère Eve et Pandore sont des personnifications, des incarnations de ce joli et funeste défaut que les hommes disent féminin. Le recueil sanskrit intitulé Yrikaï-Katha et l’Hitopadesa contiennent des histoires identiques. Dans les Mille et une nuits, le calender, exposé par les quarante dames, ses belles amies, à la même épreuve que la femme de Barbe-Bleue, n’est pas plus discret qu’elle, et, pour avoir trop vu, devient borgne et doit s’estimer heureux de ne pas devenir aveugle.

Il est donc superflu de suivre ce thème, un des plus anciens de la féerie, avec celui des deux frères ou des deux sœurs, l’un favori, l’autre disgracié, ancien comme Caïn et Abel, à travers toutes ses variations, soit allemandes, soit danoises, ou finnoises, gaéliques, vénitiennes, vainques, catalanes. Car il est autant de versions de ce sujet unique : un époux féroce épousant successivement les trois sœurs ; toutes les trois enfreignant la défense d’ouvrir une certaine porte, les deux premières tombant victimes de leur curiosité et ressuscitées à temps par La troisième, qui fait punir leur tyran.

Le conte de Perrault est celui qui contient le plus de détails originaux, dont une part est traditionnelle, et l’autre de son invention. Le mari ne s’appelle que chez lui Barbe-Bleue, ce qui rappelle par son sobriquet Gilles de Laval, sire de Pays et maréchal de France, pendu et brûlé à Nantes le 20 octobre 1440 pour des crimes de férocité et de lubricité qui devaient être bien avérés et bien abominables, en dehors de l’exagération légendaire, pour avoir entraîné, au mépris de l’impunité féodale, l’exécution d’un tel personnage.