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de séculaires misères. Ce bûcheron et cette bûcheronne, que la famine contraint d’abandonner leurs enfants, de les perdre, ce sont des paysans de la France du moyen âge, au lendemain de ces guerres d’invasion succédant aux déprédations de la tyrannie féodale, qui répandaient sur le monde des chaumières les fléaux des sept plaies d’Égypte. Ce sont des paysans de ces lendemains de la Ligue, de ces lendemains de la Fronde, ou des misères si terribles déconcertèrent parfois dans un saint Vincent de Paul jusqu’au génie même de la charité. Ce sont de ces paysans qu’en plein règne de Louis XIV sous le mensonge de son décor olympien, la Bruyère et Fénelon ont vu se nourrir d’herbe et ramper, hâves et décharnés, sur leur sillon stérile. Souvenez-vous du passage de la Bruyère :

« L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noire, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes ; ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et déracinés ; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. »

Pour que ce laboureur, cet homme des champs, sous Louis XIV, si âprement peint par la Bruyère, avec ce sang-froid affecté où gronde sourdement tant de pitié et de colère, tant de mépris des grands et de tendresse pour les petits, pour que ce laboureur manquât même de ce pain noir, de cette eau fraîche et de ces racines qui composèrent l’ordinaire du peuple des campagnes pendant les grands tournois de la Fronde et ses chevaleries, et ses galanteries, et ses cortèges empanachés de paladins et d’amazones, et plus tard, pendant ce grand règne de carrousels et de guerres, et de conquêtes, et de sièges menés en l’honneur des dames, assistant en carrosse doré à ces meurtriers spectacles ; pour cela que fallait-il ? Rien, moins que rien, une année de surcroît de taille et de corvée, une année de trop de passages de gens de guerre, une année d’épidémie, d’épizootie, d inondation, une année de vaches maigres et de sauterelles, de moisson sans grain et de vigne sans fruit. Alors, disette générale, famine chez les pauvres gens qui vivent d’un métier perdu, ou comptent