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« Il n’est pas de bibliophile qui ne connaisse la première édition des Histoires ou contes du temps passé avec des moralités publiées chez Charles Barbin en 1697. Vénérable et charmant bouquin, imprimé en grosses lettres comme pour être lu plus à l’aise par les lunettes troubles des aïeules et les yeux éblouis des petits-enfants. Il a pour frontispice une belle estampe, jaunie par le temps, qui représente une vieille assise à son rouet dans une chambre éclairée par une lampe antique et contant ses contes à trois marmots groupés autour d’elle, le nez en l’air, et la bouche ouverte. Au-dessus de la vieille se déroule un écriteau qui porte ces mots : Contes de ma mère l’Oye.

« N’est-elle pas en effet notre mère à tous, cette vieille filandière ? Elle a bercé nos premiers rêves, donné des ailes a nos idées naissantes : elle a fait voler l’oiseau bleu sous le ciel de notre berceau. Humble Scheherazade de la France, elle n’a ni la bouche d’or ni l’imagination magnifique de sa grande sœur orientale. Elle ne raconte pas ses histoires sur la terrasse d’un sérail, accoudée au lit d’un calife. Elle n’a pas devant elle, comme la conteuse arabe, pour inspirer ses récits, cet horizon de Bagdad, d’où l’on découvre tant de pays enchantés, depuis la Syrie jusqu’au fond de l’Inde,..

« … Tout au contraire, la mère l’Oye de nos contes est née dans les forêts de la Germanie, sous un ciel chargé de brouillards, et, si vous sautez brusquement des contes arabes à ses légendes, il vous semblera passer d’un plein soleil à un clair de lune. Plus de génies aux ailes d’aigle ni de péris lumineuses ; mais des gnomes qui rampent sous la mousse, des nains velue qui thésaurisent dans le creux des pierres, des nixes aux dents vertes qui gardent au fond de l’eau les âmes des noyés, des ogres qui mangent la chair fraîche, des vampires qui boivent le sang chaud, des vierge s-serpent s qui rampent dans des souterrains, des preneurs de rats qui emportent les petits enfants, des sorcières à califourchon sur des chats d’Espagne, des mandragores qui chantent sous les potences, des homoncules qui vivent comme des sangsues, au fond d’une bouteille, toute une mythologie folle et sinistre, dont le diable est le Jupiter et dont le sabbat est l’Olympe.

« Cette sorcellerie excentrique n’a sans doute ni l’harmonieuse beauté de la fable grecque, ni l’éclat du conte de l’Orient. Et pourtant que de poésie dans ces cauchemars ! que d’aurores boréales dans cette nuit du Nord ! que d’apparitions délicieuses surgissent a chaque détour de la forêt des légendes !

« C’est la Willis dansant du bout de ses pieds morts sur l’herbe pale des clairières ; c’est l’ondine folle et sans âme peignant ses cheveux d’or au bord des fontaines ; c’est la Femme-Cygne qui dépouille, lorsqu’elle vient à terre, sa robe de plumage ; c’est la Walkyrie qui raye de ses patins d argent, l’opale à perte de vue des glaces Scandinaves ; ce sont ces volées de lutins et de farfadets dont les noms seuls brillent comme des gouttes de rosée au soleil : Origan, Marjolaine, Saute-aux-Champ, Saute-Buisson, Saute-au-Bois, Vert-Joli, Jean-le-Vert, Jean-des-Arbrisseaux, Fleur-de-Pois, Grain-de-