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quelque nature qu’elles soient ; et si ton incomparable Gongora n’écrit pas plus clairement que toi, je t’avoue que j’en rabats bien. C’est un poète qui ne peut tout au plus tromper que son siècle. Voyons présentement de ta prose.

Nunez me fit voir une préface qu’il prétendait, disait-il, mettre à la tête d’un recueil de comédies qu’il avait sous la presse. Ensuite il me demanda ce que j’en pensais. Je ne suis pas, lui dis-je, plus satisfait de ta prose que de tes vers. Ton sonnet n’est qu’un pompeux galimatias ; et il y a dans ta préface des expressions trop recherchées, des mots qui ne sont point marqués au coin du public, des phrases entortillées, pour ainsi dire. En un mot, ton style est singulier. Les livres de nos bons et anciens auteurs ne sont pas écrits comme cela. Pauvre ignorant ! s’écria Fabrice, tu ne sais pas que tout prosateur[1] qui aspire aujourd’hui à la réputation d’une plume délicate affecte cette singularité de style, ces expressions détournées qui te choquent. Nous sommes cinq ou six novateurs hardis qui avons entrepris de changer la langue du blanc au noir ; et nous en viendrons à bout, s’il plaît à Dieu, en dépit de Lope de Vega, de Cervantes, et de tous les autres beaux esprits qui nous chicanent sur nos nouvelles façons de parler. Nous sommes secondés par un nombre de partisans de distinction ; nous avons dans notre cabale jusqu’à des théologiens.

Après tout, continua-t-il, notre dessein est louable ; et, le préjugé à part, nous valons mieux que ces écrivains naturels qui parlent comme le commun des hommes. Je ne sais pas pourquoi il y a tant d’honnêtes gens qui les estiment. Cela était fort bon à Athènes et à Rome, où tout le monde était confondu ; et c’est pourquoi Socrate dit à Alcibiade que le peuple est un

  1. Ce mot, créé par Ménage, était encore peu usité du temps de Le Sage ; aussi l’a-t-il mis en italique.